34 LA PREMIÈRE CARRIÈRE DE SÉNÈQUE
ne se fâchait pas, parce que c’était le plus doux et le
plus affectueux des pères”, mais il s’en tourmentait
et ne le cachait pas. Le pis fut que Lucius, gagné
par Sotion au pythagorisme, se mit en tête d’obser-
ver les abstinences imposées à cette secte et se fit
végétarien. C'était passer les bornes de l’extrava-
gance : voulait-il ruiner absolument sa santé déjà
si délicate? Pendant un an, il s’obstina et ne s’en
trouva pas trop mal : « Il me semblait, raconta-t-il
plus tard, que j'avais l'esprit plus dégagé ; je ne
saurais aujourd’hui affirmer si c'était vrai. » Sur ces
entrefaites, le Sénat (c'était sous Tibère) ordonna
des poursuites contre les sectateurs de diverses reli-
gions étrangères. Qui ne mangeait pas de certaines
viandes était suspect. L'occasion fut vivement saisie :
« Sur les instances de mon père, qui ne redoutait
pas de difficultés, mais qui avait la philosophie en
horreur, je revins, continue Sénèque, à mes an-
ciennes habitudes; il n'eut même pas beaucoup de
mal à me persuader de faire meilleure chère*. »
Telles étaient les concessions que la piété filiale arra-
chait au jeune philosophe : renoncer à se suicider
quand, par hasard, la pensée lui en venait; se re-
mettre au régime de la viande quand il était las de
s’en passer. Mais au fond il se fortifiait dans sa foi,
il en attendait le salut ; il lui devait d’avoir trouvé
le but de sa vie : travailler sans relâche à s'améliorer
lui-mème et, autant qu'il serait en lui, à améliorer
ses semblables.
Assurément la haine du père pour les études qui
1 Epist., LXXVIIE 2.
* Epist., CVIII, 17-22. Cf. Tacite, Ann., Il, 85: les poursuites
furent décrétées cn 19 ap. J.-C.
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